Midnight City
Prologue du roman
Elle tourne, tourne toujours, tourne encore, la ronde sans fin d’une horloge géante, une cité plongée dans la nuit vivant au rythme des secondes égrenées sur un cadran invisible, le rêve lointain et morcelé d’un horloger peut-être, la songerie d’un artiste dont les doigts s’échinent à reproduire le mouvement, ce mouvement parfait d’un mécanisme de pendule ancienne.
Cette cité, on l’appelle la Cité de Minuit.
Le territoire chimérique d’une horde de mystérieux personnages, presque des ombres chinoises, sujets bercés par le tic tac des aiguilles transparentes de l’Horloge sur laquelle ils vivent. L’on raconte même qu’en guise de cœur, c’est une horloge qu’ils portent en eux, logée dans leur poitrine entre des poumons qui ne respirent pas. Ou peut-être que si. Personne ne le sait. Personne ne le sait parce que personne n’en est revenu. Et si personne n’en est revenu, c’est parce que personne n’a réussi à trouver le chemin menant à la Cité.
C’est une ville, sans doute. Gigantesque, tentaculaire, une sombre monstruosité hérissée de tours et de châteaux noirs, piquetée de beffrois et de clochers, tapissée de jardins et de parcs, ornée de girouettes et de statues, parcourue de rêves et de secrets. Elle est ronde comme le cadran d’une pendule, assujettie à l’horloge astronomique qu’elle renferme en son sein, son cœur, l’endroit où les aiguilles se joignent ; tout autour, rues et bâtiments en forment les rouages. Mais la rumeur dit que ce sont les habitants eux-mêmes, les Nocturnes, qui constituent le mouvement de cette machine si étrange, qu’ils donnent sa puissance à la force motrice de la Cité autant qu’ils la subissent.
Les Nocturnes sont des secondes, ou des minutes, ou des heures. Il arrive que certains soient des années, et même des siècles si l’on cherche bien, si l’on se penche assez pour observer entre les pavés des routes ou à travers les volets clos de leurs demeures, là où ils se cachent parfois.
Les Nocturnes vivent au rythme de la grande Horloge qui bat en eux, un écho de cœur. Incompréhensibles et insensés, ils passent leur non-vie à traquer leurs rêves, à repousser leurs cauchemars, à subir leurs obsessions à chaque tour sur le cadran, à tenter de réparer quelque chose qui se serait cassé, des failles invisibles et des avaries silencieuses.
Car le Temps n’existe pas dans la Cité. Ses aiguilles, bien qu’elles tournent encore – ou croient tourner –, demeurent les fantômes de ce qui était alors, ou ce qui sera peut-être. Une montre arrêtée à jamais à Minuit, l’heure des portes ouvertes, l’heure de tous les possibles, des voiles déchirés, des rêves, aussi… Comme bloquée pour toujours, suspendue, un grain de sable dans les rouages.
Un théâtre sans spectateurs.
Un manège sans enfants.
Un rêve sans rêveurs.
Une ville qui n’existe pas. Elle rêve sa vie, elle la singe tel un mime en costume noir et au visage peint en blanc, un reflet dans un miroir piqué par les âges…
Et les tours s’amoncellent, à chaque instant plus nombreuses.
Et les rêves s’oublient. Des paupières se ferment, d’autres se rouvrent sur la nuit perpétuelle. La Lune les regarde, trop lointaine pour leur parler, assez proche pour les entendre.
Des cages à oiseaux vides abandonnées dans un grenier.
Du sable que l’on vend, de la magie que l’on négocie, des magiciens qui ne savent plus comment rêver.
Des étoiles épinglées sur le velours indigo du ciel.
Un tour, encore. Un tour dans l’Horloge.
Ce ne sont plus les aiguilles qui tournent, mais l’Horloge elle-même, pivotant sur son axe au battement de ses secondes sans fin. Elle tourne, tourne encore, tourne toujours, la danse infinie du Temps oublié et des vestiges de vie, au son des rouages grinçants et du vent murmurant. Les dents des engrenages rouillés cassent parfois, à moins que ce ne soit un ressort fait d’argent pur, ou une vis d’orichalque, un morceau de métal froissé, roue en or bleu oxydé ou pignon en bois précieux fissuré, ligne de verre ou transmission de soie.
La Cité de Minuit est un bateau de Thésée, le mirage d’une autre ville rénovée tant de fois que les matériaux d’époque ont disparu, de l’ébène à l’acier, du cristal des fenêtres aux briques de pierre noire. Elle a été restaurée tant et tant, retapée, rafistolée, qu’il ne reste presque rien de la mégalopole d’origine, tel un vaisseau tout juste sauvé voguant sur les eaux déchaînées d’un océan. Il n’en reste rien, sinon l’idée.
L’on répare chaque jour des pannes qui ne se sont pas encore produites, assez vite pour que l’Horloge ne s’arrête jamais ; car que se passerait-il si la ville ne tournait plus ?
Que se passerait-il, si les rêves s’éteignaient… ?
Si le sommeil envahissait ses rues, si les Nocturnes cessaient leur manège sans fin, si la Lune venait à ne plus jamais apparaître dans son écrin de ténèbres… ?
Et si les portes toujours ouvertes de la Cité, une à chaque point cardinal, se fermaient, claquant comme sous l’effet d’un courant d’air, que se passerait-il ?